9
M. Collignot et Irène sont à leur bureau. Mme Collignot est partie faire son marché. C’est jeudi matin. Aline, en robe de chambre, va et vient dans l’appartement. Elle a tiré d’une malle une vieille poupée, l’a habillée avec des pantalons et lui a peint une paire de moustaches vertes, puis l’a jetée sur la table. Elle bâille. Elle va fouiller dans l’armoire de sa mère. Elle y prend un chapeau à plume, un collier de perles fausses, des gants noirs, un col de renard qu’elle se boucle autour de la taille. Elle se regarde dans la glace. Le chapeau lui cache un œil, la plume rousse lui balaye l’épaule, les perles brillent sur la peau mate de son cou, la queue du renard lui descend le long de la cuisse jusqu’au mollet. Elle se campe les poings sur les hanches. Les gants font des plis sur ses avant-bras maigres. Elle les retire et les jette à la figure de son reflet, puis lui tire la langue. Elle remet tout en place, claque la porte de l’armoire, court jusqu’à la chambre, fouille sous son matelas et en tire un livre sale, aux feuilles écornées. C’est un roman d’amour. Elle s’étend sur son lit et se met à lire. Elle en est aux dernières pages. Gontran de Saint-André va épouser la jeune fille belle mais pauvre. Ils ont eu beaucoup d’ennuis mais tout finit bien. Un grand mariage en robe blanche avec une marche nuptiale et un suisse. On ne dit pas s’ils auront des enfants. Aline voudrait avoir trois enfants. Des garçons. Les filles sont trop bêtes. Elle se demande si on a plus de mal pour faire les garçons que les filles. Maintenant, on pique les accouchées pour leur épargner les douleurs. Elle, elle ne se laissera pas piquer. Elle veut sentir ses enfants. Elle voudrait les faire tous les trois à la fois, ce serait plus simple. Il suffit peut-être de faire l’amour trois fois de suite. Elle ne sait pas si on a un enfant chaque fois qu’on fait l’amour. Elle vient d’avoir quatorze ans, elle va au lycée, elle a des copines très bavardes sur ce sujet, mais les détails qu’elles donnent se contredisent. Elle sait des choses très précises, et malgré tout elle a l’impression qu’elle ne sait rien.
Pourtant, les filles qui se marient doivent être renseignées, avant. Qui les renseigne ? Leurs parents ou leur fiancé ? Elle se mariera jeune. Elle n’épousera qu’un homme très beau. Et riche. Ils iront en voyage de noces. Ils auront une grande automobile rouge et noir. Elle conduira. Ils s’arrêteront au bord du lac, elle jettera des cailloux dans l’eau, ils monteront dans la gondole, elle s’assiéra sur des coussins de soie. Ils auront une grande maison avec des domestiques, et son mari lui baisera la main…
On sonne. Cinq ou six coups de suite, rapides. C’est Paul Jobet, le fils des concierges. Il a six mois de plus qu’elle, les cheveux noirs, raides, coupés court, les yeux brillants.
— Alors, grande cruche, t’es sourde ?
Elle tient la porte entrebâillée.
— Qu’est-ce que tu veux ? Tu pouvais pas me laisser dormir ?
— Tu roupillais encore ? Tu pourrais te peigner un peu, tu as l’air d’un buisson.
Il la pousse d’une bourrade, il entre. Elle trébuche, crie :
— Quel idiot ! Tu m’as fait mal !
— Tu parles !
Il rit. Ses dents ne sont pas très blanches, il oublie souvent de les laver, une ombre de moustache lui salit la lèvre, un bouton fleurit sa narine gauche.
Il prend par la main Aline, qui se frotte l’épaule comme si elle avait mal. Il l’entraîne vers le salon. Il dit :
— On va voir la Lune…
— La Lune ? Tu as qu’à te regarder !
Puis elle ricane :
— Tu as encore cassé ton poste !
— Cassé ! Tu parles ! Je suis en train de l’arranger. J’y installe un nouvel écran et un enregistreur ! Tu verras ça quand ça sera fini !
— On est pas près de le voir ! dit Aline.
Elle a sans doute raison, mais Paul est persuadé du contraire. L’essor de la science nouvelle lui fait bouillonner l’esprit, comme à beaucoup de garçons de son âge. Il a soudain négligé le français et le latin, où il brillait, pour ne s’intéresser plus qu’au monde de la science fabuleuse. Au laboratoire du lycée, ou chez lui, il bricole, monte des appareils, cherche, invente, rate, se brûle les mains et les cils, et bondit de joie quand il parvient à faire grogner un haut-parleur ou à tirer une étincelle d’un fil de cuivre.
— Allez, fais pas la gourde, assieds-toi, dit-il.
Aline, calmée, s’assied à même le tapis, ramène les pans de sa robe de chambre sur ses jambes croisées. Paul règle le poste et vient s’asseoir près d’elle. Sur l’écran passent les paysages fantastiques.
— Ah ! je voudrais y être ! dit Paul.
— Tu es maboul ! dit Aline.
Elle frissonne un peu. Ils sont assis l’un près de l’autre, ils ne disent plus rien, ils ne pensent plus l’un à l’autre, ils regardent, ils sont bien.
— Oh ! crie Aline, tu as vu ?
Il crie aussi :
— Oui ! oui ! J’ai vu ! j’ai vu !
Ils se sont levés tous les deux. Aline, les yeux écarquillés, tend un bras raide, un doigt crispé vers une image déjà disparue. Paul, les deux mains sur la tête, se tire les cheveux, danse sur place, la bouche ouverte. Son cœur commence à se calmer. Il ne peut pas le croire…
Il a vu…
Ils ont vu, et tous les yeux du monde fixés sur les écrans ont vu en même temps qu’eux. Une même clameur a bouleversé les salles. Cette fois-ci, ce n’est pas une illusion. En une fraction de seconde, il a traversé les écrans. C’est un chiffon, une robe, un veston, une couverture, une bâche, un rideau, n’importe quoi, mais sûrement un morceau d’étoffe, un objet fabriqué, enfin pour la première fois autre chose que de la poussière et des cailloux.
Le général Hampton, chef du laboratoire américain de recherches, s’est fait donner les clichés pris par les appareils enregistreurs. Il examine le meilleur, en projection fixe, sur un grand écran. Il n’y a pas de doute, le cœur d’un général ne peut pas s’y tromper : c’est un drapeau ! Il est à la limite de l’ombre d’une colline, vaguement éclairé par le reflet d’une plaine ensoleillée, posé sur le sol, replié sur lui-même, en tas. On distingue mal ses couleurs et point son dessin. On devine du rouge et quelque chose de plus sombre. Mais aucun doute n’est possible. C’est un drapeau.
Les examens auxquels se livrèrent d’autres savants dans les autres laboratoires confirmèrent les conclusions du général Hampton. C’était un drapeau. La presse mondiale, aussitôt, délira. Un drapeau, c’était la marque suprême de civilisation, un drapeau c’est une armée, une nation, un peuple organisé : des hommes ! Il y avait des hommes sur la Lune ! Nos cousins ! nos frères jumeaux comme nous fils de Dieu, nés du même souffle divin sur la même poignée de boue ! Des hommes qui s’étaient sans doute, depuis des millions d’années, enfoncés à l’intérieur de leur planète refroidie, qui vivaient là d’une vie souterraine aussi civilisée que la nôtre et qui, alertés par la chute des fusées, avaient réussi à projeter ce drapeau à la surface pour révéler leur présence, pour nous faire signe…
Signe d’amitié, de fraternité ?
Signe d’hostilité, de défense ?
Les journaux défendirent avec fureur les deux hypothèses.
La paix ! La guerre !
La grande paix des astres, l’harmonie universelle, le chant des sphères célestes.
La guerre ! La lutte éternelle et sauvage. La Lune se battant pour son espace vital. Les fusées atomiques rayant l’éther et ébréchant les globes…
La paix ! Les nefs lunaires transportant jusqu’à la Terre des délégations de séléniens chargés de présents et de rameaux d’olivier. Les traités de commerce…
À l’abri des hystéries collectives, dans le bourdonnement des laboratoires, les savants continuaient d’examiner les clichés. Hectomètre par hectomètre ils scrutaient de nouveau le sol lunaire et n’y découvraient aucun autre signe de vie. Les savants de Moontown essayaient de ramener la fusée sur le point où avait été décelé le drapeau, mais le manquaient toujours de quelques kilomètres. Cependant, un mathématicien célèbre, le professeur Tarcoloni, de Milan, penché nuit et jour sur l’image du drapeau, cherchait à en percer le mystère. Aidé par cette intuition qui permet aux mathématiciens de trouver une solution à n’importe quel problème, il parvint à résoudre l’énigme. Il l’expliqua lui-même au télécinéma. Son rapport, traduit en toutes langues, était d’une logique mathématique. Il s’accompagnait d’un film dessiné dans lequel on voyait le drapeau, pris dans sa position initiale, se déplier et s’étaler sur le sol en pleine lumière, au fur et à mesure que le savant donnait ses explications. L’effet produit fut plus considérable que l’explosion d’une bombe atomique sur New York. Car l’emblème ainsi révélé était un emblème rouge, blanc, noir, à croix gammée, un drapeau hitlérien !
C’était bien la dernière chose à laquelle le monde se fût attendu. Mais en Allemagne, les langues se délièrent. Tandis que les jeunes gens, le menton dressé, recommençaient à défiler au pas de parade en chantant le Horst Wessel Lied, des témoins surgirent pour raconter ce qu’ils savaient, ce qu’ils avaient tu si longtemps. Ils rappelèrent qu’on n’avait jamais retrouvé le corps d’Hitler, pas même ses cendres. Qu’on avait parlé, lors de la chute de Berlin, d’un mystérieux avion qui aurait arraché le führer aux ruines de sa capitale, d’un sous-marin fantôme sur lequel il se serait embarqué et qui ne débarqua nulle part. En vérité, cet avion et ce sous-marin ne faisaient qu’un. Il s’agissait d’un « véhicule astronautique », dernier mot de la science allemande, fabriqué dans une usine souterraine communiquant avec la Chancellerie, et sur lequel Hitler avait pris place avec ses meilleurs savants. Il avait gagné une base de départ loin de l’Europe et, de là, s’était envolé vers la Lune. Non, Hitler n’était pas mort ! Hitler, toujours jeune, toujours chef bien-aimé de son peuple, veillait sur lui du haut des cieux. Bientôt, il reviendrait, il descendrait sur les ailes de la foudre, et guiderait l’Allemagne vers la revanche, vers la conquête de l’Univers.
En attendant, et pour commencer, la presse et la radio allemandes se mirent à rappeler les droits imprescriptibles du Reich sur l’Autriche, la Bohême, l’Ukraine, la Pologne, le Danemark, la Flandre, l’Alsace, la Bretagne, Marseille, Bordeaux, Constantinople, Dakar et Narvik.
Après des délibérations orageuses, les Nations membres de l’O.N.U. décidèrent de mobiliser immédiatement les observatoires astronomiques, de créer sur tous les territoires immergés des postes de veille chargés de déceler les obus, fusées, soucoupes volantes ou autres engins pouvant provenir de la Lune, de faire patrouiller les océans, les mers et les lacs.
Devant la gravité de la situation, le directeur du Laboratoire Astronautique de Moontown se décida à parler.